Si de nombreuses philosophies et spiritualités promeuvent le bien-vivre-ensemble à travers un panel de recommandations morales et éthiques, la philosophie bouddhiste en est, à mon sens, la gardienne sacrée. L’altruisme est un des fondements du bouddhisme et nul ne saurait agir en causant du tort à autrui. Au contraire, les actions (en sanskrit « karma ») sont alignées sur l’éthique. Selon les enseignements du Bouddha, le chemin spirituel est triple avec la pratique de la méditation, la connaissance de la sagesse et l’éthique. L’éthique s’appuie sur les conséquences directes et indirectes de nos actions du corps, de la parole et de l’esprit, pour nous-mêmes et pour autrui. C’est là qu’intervient la notion de bienveillance. La bienveillance est le mode opératoire qui correspond à l’éthique. L’étymologie du terme bienveillance nous ramène à sa racine fondamentale (en latin bene, volo, volens) de « celui qui veut le bien ». Pour Saint Thomas d’Aquin, la bienveillance est « un acte de la volonté par lequel nous voulons du bien à autrui ». Ainsi, le « bénévole » est issu de la même racine lexicale et traduit le fait de vouloir et d’agir pour le bien des autres. Ainsi, agir avec éthique revient à agir selon le mode opératoire de la bienveillance, en voulant le bien des autres. Si cela peut paraître évident sur le papier, c’est néanmoins une démarche consciente de chaque instant que d’agir selon des actions, une parole et des pensées bienveillantes.  

Mais pourquoi agir avec bienveillance ?

Nous sommes aujourd’hui immergés dans un contexte général où la quête individuelle de satisfaction se fait au dépend du bien-vivre de l’ensemble des êtres sensibles de ce monde. Compte tenu de nos exigences en matière de confort, de rapidité, de performance, de plaisir, de choix, d’opulence etc, le non-respect du rythme naturel induit nécessairement la production d’une souffrance. Si nous prenons le simple, mais non moins explicite, exemple de l’alimentation, nous comprenons à quel point nos exigences, nos envies et désirs, notre empressement à nous satisfaire en abondance, sont vecteurs de nuisance à autrui. Le système actuel de production des ressources alimentaires est majoritairement fondé sur une logique de production de masse avec l’élevage intensif, les cultures sous serres, les perfusions d’engrais chimiques distillés en permanence dans les fruits et légumes, les forêts brulées pour y produire de l’huile de palme, la surexploitation des eaux maritimes, l’exploitation de travailleurs intoxiqués au pesticides, l’utilisation de transports polluants. Les cycles de la Nature, grands gardiens de la vie sur Terre depuis des temps immémoriaux, sont devenus des ennemis, des obstacles à une vie satisfaisante selon nos critères. Or, comme nous nous harmonisons parfaitement à ces cycles naturels, en les dupant, nous nous compromettons. La logique selon laquelle nous devons répondre instantanément à un désir semble trouver ses limites dans la satisfaction du désir de tous les êtres sensibles. En effet, l’instinct premier qui anime tout être vivant sur Terre est l’assurance de sa capacité à croître en toute quiétude, le préservant ainsi de la souffrance. Le bonheur de tous les êtres devrait être un droit fondamental, inhérent à la nature même de l’existence. Aujourd’hui, l’existence même n’est pas un droit fondamental pour tous, puisque le mode opératoire humain le dote du droit à tuer ou infliger des souffrances à son égal ainsi qu’à tous les êtres sensibles. L’ensemble des êtres sensibles aspire au bonheur, au bonheur de croître, se reproduire et mourir en paix, dans le respect de sa liberté d’Etre. Or, de grands progrès doivent être accomplis au sein de nos sociétés humaines pour reconnaître ce droit à tous et veiller à le respecter. C’est là qu’intervient la bienveillance. La bienveillance, par définition, veut le bien d’autrui. Ainsi, en voulant le bien d’autrui, nous nous appliquons à ne pas leur causer de souffrance. Ainsi, nous faisons des choix, non plus dictés par nos seuls désirs individuels, mais nous prenons en compte le bien de tous. Ce mode opératoire trouve parfait écho dans l’exemple de notre consommation alimentaire puisque nous avons à faire à un rapport plaisir/souffrance très inégal. La consommation alimentaire apporte une satisfaction de quelques instants, dont les conséquences directes sont démesurément grandes pour l’environnement, pour les animaux, pour les agriculteurs, pour nous-mêmes. La bienveillance agit comme un vecteur d’équilibre qui, à travers des choix, modifie ce rapport plaisir/souffrance et rééquilibre la production de souffrance par rapport à la satisfaction de nos désirs. Ainsi, la nécessite d’amener plus de bienveillance est d’autant plus importante que nous vivons une époque où le désir est Roi, et la douce folie de l’ultra-consumérisme est une usine à souffrance pour des millions d’être sensibles (humains, animaux, mais également écosystèmes, biotopes etc). Cette logique de bienveillance s’inscrit dans tous les domaines de l’existence. Il s’agit également de notre parole. Est-elle juste, motivée par le bien de notre interlocuteur, ou dans le jugement et l’égo ? Il en va de même pour nos pensées, nos motivations quotidiennes, le sens que l’on donne à notre vie, le regard que nous portons sur les choses, nos réactions. Quelques pistes pour inscrire la bienveillance comme mode opératoire éthique au quotidien La bienveillance dans l’action. Lorsque nous agissons dans notre quotidien, nous pouvons nous inscrire dans une démarche éthique. Ainsi, nous pouvons conscientiser nos actions et discerner la valeur éthique que nous leur attribuons. La bienveillance revêt tellement d’aspects qu’elle peut se traduire de très nombreuses manières ; cela peut être un comportement agréable, valorisant pour notre entourage, encourageant, positif. Cela peut également se traduite par la participation à une cause qui nous tient à cœur, ou apporter notre aide à travers une action bénévole. Il existe mille façons d’agir avec bienveillance et chacun peut trouver son propre équilibre. La motivation se veut la même pour tous, prêter attention à ne pas nuire à autrui à travers nos choix et actions, et adopter une attitude juste et bienveillante pour tous. Nous pouvons prendre la décision d’agir dans l’intérêt de tous à chaque fois que cela nous est possible: changer de manière de consommer, transformer notre attitude à l’égard de l’adversité, ou simplement de considérer les autres avec davantage d’attention. La bienveillance dans nos paroles. Dans notre quotidien, nous sommes amenés à beaucoup bavarder sur nous, sur les autres, à porter des jugements, à nourrir des ragots, à médire car cela nous apporte satisfaction. Le véritable challenge est d’avoir suffisamment de recul et de discernement pour savoir si ce que l’on s’apprête à dire est nécessaire, gentil et vrai. Si ce que nous nous apprêtons à dire n’est ni utile, ni bienveillant, ni véritable (au sens de vérité), alors il est fort à parier que nous allons causer de la souffrance à quelqu’un, directement ou indirectement. Evidemment, comme notre culture nous encourage à bavarder et qu’il est vu comme une politesse d’engager la conversation, il nous est très difficile d’adopter la parole bienveillante. Néanmoins, nous pouvons garder à l’esprit, que même si nous arrivons à nous retenir d’une seule médisance dans notre journée, alors nous commençons à progresser. Enfin, parfois nous pouvons considérablement améliorer l’état d’être de quelqu’un en l’encourageant et le soutenant avec des mots bienveillants. La bienveillance de nos pensées. Il s’agit là probablement de l’aspect le plus complexe de ce challenge. La maîtrise des pensées est un travail de très longue haleine, qui nécessite souvent d’être guidé par un Maître de l’esprit (comme les moines bouddhistes par exemple). Néanmoins, à notre mesure, nous pouvons comprendre que nous attacher à des pensées dites négatives nous amène à développer des émotions négatives, qui se retournent tôt ou tard contre nous-mêmes. Ainsi, entretenir délibérément la haine ou la colère revient à nourrir un vecteur de souffrance. Comme nous le rappelle Karma Trinlay Rinpoché dans son enseignement « L’agressivité est quelque chose de très négatif et le Bouddha la compare à la piqure d’une abeille, elle dessert à tout le monde (elle fait mal et l’abeille en meurt). C’est lorsque l’on nourri l’agressivité qu’il y a stupidité et manque de discernement. Lorsque l’agressivité née en nous, il ne faut pas la nourrir. Comme le dit Shantideva « Un instant de haine et d’agressivité détruit un milliard d’années de vertus ». La graine de l’agressivité est à l’origine de tous les conflits, jusqu’à la guerre. » Nous sommes bienveillants lorsque nous choisissons de ne pas nourrir une pensée-racine de souffrance. Nous sommes également bienveillants lorsque nous choisissons de nourrir des pensées positives, constructives pour autrui. La bienveillance n’a pas l’ambition de changer le monde, mais de contribuer au bonheur de tous les êtres. Nous avons la chance d’être doués d’empathie et d’avoir la capacité de nous mettre à la place des autres, pour comprendre leur souffrance. Cette capacité est aussi présente chez les animaux mais elle se traduit différemment. Ainsi, nous pouvons utiliser cette empathie pour notre entourage, notre famille, nos amis et nos collègues, et proposer notre aide lorsque cela nous est possible. Nous pouvons oser mettre en place de petites actions bienveillantes, telles que donner des graines aux oiseaux, accorder du temps à un sans-abri, partager notre joie avec toutes les personnes que nous croisons dans la journée, faire plaisir à notre conjoint, rejoindre une association solidaire, ramasser une ordure non dégradable en forêt, encourager ses enfants, prendre le temps de féliciter ses collègues, faire le vœu de rester joyeux tout au long de la journée car la joie se transmet… La bienveillance répare, renforce, reconstruit, donne confiance, véhicule de l’amour, nourri, amène le sourire et la joie. La bienveillance n’est pas juste un concept flou, religieux, utile pour alléger son karma mais semble être l’impulsion, l’énergie qui maintient le vivant, vivant. En continuant à exacerber nos logiques individualistes et égocentrées, nous nous engageons dans une dynamique de destruction des liens qui nous unissent entre nous, humains, mais aussi avec l’ensemble des êtres sensibles. Nous instrumentalisons le vivant pour satisfaire nos désirs, or comme nous l’enseigne Karma Trinlay Rinpoché, « le bien-être lié au désir est la promesse d’une souffrance. Le fait de désirer est une projection qui n’a pas de réalité ultime. » Cultiver la bienveillance au quotidien participe à l’amélioration des conditions d’existence de tous les êtres sensibles. La bienveillance est une messagère du cœur, garante du mieux-vivre-ensemble des êtres sensibles. Si nous devions formuler un seul vœu, ce serait d’éveiller en nous la bienveillance qui nous pousserait à agir avec tous les êtres de la même manière que nous agissons avec l’être que nous chérissons le plus.